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Clara Breteau est maîtresse de conférences en arts et écologies à l’université Paris-8. À la croisée de la philosophie, de la géographie et de la création littéraire, elle mobilise pour ses enquêtes une méthode d’observation poétique, plaçant son regard dans les interstices entre matière et signification, sens et sensible, humains et non-humains.
Ainsi Actes Sud, qui édite Les Vies autonomes, une enquête poétique, présente-t-il son auteure. Je découvre aujourd’hui même ce travail original, entre ethnologie, poésie et politique, qui, en de nombreux points, fait écho à mes propres questionnements. Pour entrer dans la réflexion de Clara Breteau, je me suis concentré sur cette interview, publiée par la librairie Mollat.
Pour prendre au mot cette idée d’habitation poétique du monde, Clara Breteau a choisi pour terrain d’enquête les lieux de vie dits « autonomes », en se dotant de trois angles d’approche au contact des habitats.
Dans son livre, l’auteure déploie tout un « peuple d’images poétiques » qu’elle a vues apparaître dans les lieux qu’elle a visités, lieux qu’elle qualifie de fabriques à métaphores : ce sont des dortoirs pour plantes, des fenêtres-télé, des mers de sonnettes, une poule couveuse de livres, ou des pulls, suspendus aux branches, que l’on enfile pour disparaître dans la forêt…
Et si je prenais au sérieux l'idée d'habitation poétique du monde ? Et si j'allais l'étudier non pas dans des textes et des discours, mais dans des pratiques, des habitats, des façons différentes de vivre, pour essayer de lui donner de la substance ?
Clara Breteau
Clara Breteau remarque que les habitats qu’elle a visités se remettent à « faire signe », parce que les habitants eux-mêmes adoptent une « langue de signes ». Le poétique est donc abordé non comme un type d’écriture, mais comme un type de rapport au monde, un type de subjectivité qui se développe.
Le poétique peut aussi se penser comme une « façon de faire », organique, ouverte au hasard et au vivant. On peut décrire cette « façon de faire » en revenant à une strate très profonde, archéologique, du mot « poésie », qui est la notion de poièsis. La poièsis, dans la Grèce préclassique, ne désignait pas un maniement des mots ou un art verbal, mais une transformation de la matière. Elle désignait aussi une façon qu’a la matière de se transformer elle-même, par exemple dans le blé qui pousse, les abeilles qui fabriquent le miel, ou une étoile qui naît dans le ciel…
Clara Breteau note qu’aujourd’hui, dans notre quête de nouveaux rapports au monde, de nouvelles ontologies, de nouveaux rapports à la nature et au vivant, nous avons tendance à chercher des modèles dans des sociétés très éloignées, exotiques, et à vouloir les appliquer chez nous. Mais, en faisant cela, nous oublions notre histoire et, peut-être même, qui nous sommes.
Selon elle, c’est précisément une force des lieux de vie autonomes que de changer la vision que nous avons de nous-mêmes et de nous réapproprier notre histoire. En effet, ces lieux redonnent naissance à des cultures vernaculaires, organiques, poétiques. Or, il n’y a pas si longtemps, ces modes de vie constituaient la norme et le fondement de notre société, y compris en Occident, y compris en France.
Dans un passé pas si lointain, en effet, nos économies étaient locales, nos sociétés étaient rurales et paysannes, nos cultures étaient vernaculaires, elles se formaient au contact direct du monde vivant, de son langage, de ses expressivités. Si ce n’est plus le cas aujourd’hui, Clara Breteau y voit une sorte de travestissement de qui nous sommes, une perte de mémoire et d’identité.
En Occident, et en France notamment, nous nous sommes, dit-elle, construit un mythe de nous-mêmes, cartésiens, rationalistes, un peuple d’ingénieurs et de fonctionnaires. Hélas, cela s’est fait au prix de l’occultation des cultures populaires, vernaculaires, qui ont été discréditées, qui ont été moquées, qui ont été réduites à un fatras de superstitions et de croyances, qu’on a jetées aux oubliettes. Or, ce faisant, nous avons laissé s’effondrer des mondes. Non seulement des superstitions, mais un ensemble de savoirs vernaculaires, qui entremêlaient étroitement nature et culture, qui étaient très liés au territoire.
Pour Clara Breteau, cette perte immense relève d’une forme de colonisation. En effet, nos territoires ruraux ont été transformés de maintes façons. On en a extrait les ressources, on en a détruit les cultures, détruit les mondes, on en a détruit presque l’âme. On peut relire avec intérêt le Discours sur le colonialisme du poète Aimé Césaire sous ce prisme de la colonisation intérieure.
On me parle de progrès, de "réalisations", de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, de cultures piétinées, de terres confisquées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées.
On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi, je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, l'agenouillement, le désespoir.
On m'en donne plein la vue de tonnages exportés et d'hectares plantés. Moi, je parle d'économies naturelles désorganisées, de cultures vivrières détruites, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles.Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950
Il y a 200 ans, nous sommes entrés dans ce que Clara Breteau nomme « l’ère de la potion magique ». Une telle potion, à base de fossiles et de métaux, nous a permis de multiplier par plusieurs centaines notre capacité à transformer le monde. Mais cette ère, aujourd’hui, est en train de se refermer.
La décroissance actuelle des rendements crée des difficultés de plus en plus grandes pour répondre aux demandes du système. Cette situation génère des crises, des tensions, des inégalités croissantes, et le problème, c’est que sans ces métaux et ces fossiles, sans cette potion magique, c’est toute l’équation la société industrielle que l’on n’arrive plus à résoudre.
Or, pour Clara Breteau, la société industrielle représente bien plus que le secteur secondaire en économie. La société industrielle, c’est ce qui fait aujourd’hui notre réalité tout entière, c’est tout ce qui nous permet de nous nourrir, de nous vêtir, de nous loger, de nous déplacer. C’est, en quelque sorte, la texture du monde qui est devenue industrielle.
Pourtant, affirme-t-elle, toute cette dimension industrielle de notre réalité est invisibilisée. La philosophe Hannah Arendt, déjà, avait observé comment les sociétés modernes invisibilisent les processus de production. Par conséquent, les lieux où le système est en train de s’écrouler se situent dans l’inconscient de notre société. Il est urgent, dit Clara Breteau, d’amorcer notre exil de cette machine géante d’acier et de pétrole dont nous dépendons pour vivre.
L’auteure souligne en conclusion que son livre nous invite à nous réapproprier la culture, une culture vivante, vivace, une culture qui ne se développe plus forcément dans les théâtres ou les musées, mais qui se développe dans le mouvement même du quotidien, dans l’habitat, au contact des territoires, de leur monde vivant, de leur langage, de leur expressivité, et de leur capacité à faire signe.
Quant à moi, dans ce blog, je cherche aussi à explorer l’articulation entre « faire habitat » et « faire culture ». La réflexion développée par Clara Breteau vient donc apporter un éclairage supplémentaire à cette question. Et la ruralité, une fois encore, offre à mes yeux un terreau fertile pour reconquérir un « habiter » véritable.