Émile Duclaux, le grand oublié

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Le monde entier connait Louis Pasteur. Mais son indispensable bras droit, principal artisan de l’Institut Pasteur qu’il dirigea jusqu’à sa mort en 1904, reste inconnu au bataillon. Même à Aurillac, sa ville natale, bien peu connaissent l’extraordinaire destin d’Émile Duclaux, pionnier de la microbiologie. Dans un département récemment labellisé Pôle d’Excellence Microbiologie, c’est un oubli bien regrettable.

En quelques dates…

Difficile de résumer la vie bien remplie d’un grand homme de son temps en quelques lignes seulement. Voici tout de même quelques jalons biographiques :

1840 : Naissance à Aurillac

1862 : Agrégé de sciences à l’ENS, devient le collaborateur de Louis Pasteur

1865 : Devient le plus jeune professeur des facultés de France, et compte Émile Roux parmi ses élèves

1880 : Élabore avec L. Pasteur et É. Roux le premier vaccin vivant atténué (choléra des poules)

1883 : À Aurillac, pose avec L. Pasteur la première pierre du futur lycée… É. Duclaux !

Lycée Émile Duclaux au début du XXe siècle (d'après carte postale ancienne)
Lycée Émile Duclaux au début du XXe siècle (d'après carte postale ancienne)

1887 : Lance le mensuel Annales de l’Institut Pasteur, revue scientifique toujours active aujourd’hui

1895 : À la mort de Louis Pasteur, devient directeur de l’Institut Pasteur

1898 : Trois jours avant le J’accuse de Zola, dénonce publiquement dans la presse la condamnation de Dreyfus

1898 : Fonde la Ligue des droits de l’homme (LDH), avec Ludovic Trarieux et Édouard Grimaux

J'accuse, d'Émile Zola, à la une du journal L'Aurore le 13 janvier 1898
J'accuse, d'Émile Zola, paru le 13 janvier 1898

1900 : Avec Dick May, fonde la première école de journalisme au monde (aujourd’hui ESJ Paris)

1901 : Se marie avec la poétesse anglaise Mary Robinson

1904 : Mort et enterrement à Aurillac

Scientifique ET cantalou

À la pointe d’une nouvelle science qui s’appelle encore « microbie », et en bon Cantalien, Émile Duclaux s’intéresse très tôt à la microbiologie du lait. Dès 1877, il fait l’acquisition d’une ferme à Marmanhac et obtient des subventions pour installer une station laitière. Il étudie les fermentations du lait, la pasteurisation et la conservation, découvre et nomme certaines bactéries du lait, développe des méthodes optimales de fabrication du fromage.

Pressage de la pâte dans un buron (d'après une carte postale ancienne)
Pressage de la pâte dans un buron (d'après une carte postale ancienne)

Souvent le buron est d’une saleté repoussante, même de nos jours, et c’était bien pis encore avant qu’Émile Duclaux eût entrepris ses travaux sur la fabrication du fromage dans le Cantal. […] Le peu d’idées, en fait d’hygiène et de science, que possèdent aujourd’hui les gens de la campagne en Auvergne, on peut bien dire qu’ils les doivent à Duclaux.

La vie de Émile Duclaux, par Mary Robinson Duclaux, 1906

Dans son Traité de microbiologie (1899), Émile Duclaux décrit le rôle des enzymes dans la transformation du lait, et propose le suffixe « -ase » pour les nommer. Depuis lors, et jusqu’à aujourd’hui, le monde scientifique a adopté cette convention.

Traite à l'estive (d'après une carte postale ancienne)
Traite à l'estive (d'après une carte postale ancienne)

Autre fléau du monde agricole à cette époque : la maladie du charbon, qui décime chaque année les troupeaux. Enfin, en 1881, Louis Pasteur et Émile Roux créent le premier vaccin anticharbonneux. Émile Duclaux joue alors d’influence pour que le Cantal soit parmi les premiers à bénéficier des doses vaccinales, et sillonne lui-même le département pour soigner gratuitement le bétail. Il se heurte cependant à un fort scepticisme de la part des éleveurs, quelque peu « antivax » !

Venez me voir ces vacances, nous irons vacciner ensemble, si les troupeaux et les propriétaires le veulent bien. C’est une réserve que je suis obligé de mettre, quoique j’aie tout fait pour enlever tout scrupule…

Lettre d'Émile Duclaux au Dr Voigt, 1882

À Vic-sur-Cère et à Aurillac, Émile Duclaux étudie également avec attention le système des sources, aquifères et ruisseaux qui irriguent le territoire. La question est de savoir comment s’assurer de la salubrité des eaux consommées par les habitants. Le scientifique rechigne à l’idée d’un traitement chimique de l’eau, et élabore de nombreuses hypothèses autour du concept de zone de protection. Mais en suggérant de fermer certains terrains au pacage, ses propositions ne rencontrent guère l’enthousiasme des propriétaires !

Femmes à la fontaine dans le Cantal (d'après une carte postale ancienne)
Femmes à la fontaine dans le Cantal (d'après une carte postale ancienne)

Bien que ces travaux cantaliens aient joué un rôle scientifique important, en particulier dans le domaine du lait (médailles et récompenses en attestent), il est amusant de songer qu’il ne s’agissait là, pour Émile Duclaux, que d’occupations estivales durant les vacances scolaires !

Scientifique ET engagé

En un si court article, il est impossible de rendre à Émile Duclaux un hommage exhaustif. Mais l’année 1898 se révèle incontournable dans la biographie du savant.

Le 10 janvier en effet, il publie dans la presse une lettre ouverte dénonçant la condamnation du capitaine Dreyfus. Trois jours plus tard, le 13 janvier, Zola publie à son tour le célèbre « J’accuse ». Dès le lendemain, Duclaux enchaîne avec une « protestation publique » dans la presse, surnommée « pétition Duclaux » et souvent considérée comme la première pétition en France.

Article paru à la une du journal Le Siècle le 10 janvier 1898 (d'après archives BNF)
Article paru à la une du journal Le Siècle le 10 janvier 1898 (d'après archives BNF)

C’est ainsi qu’Émile Duclaux se lance parmi les premiers dans l’immense bataille dreyfusarde.

Si la figure de l’intellectuel engagé existe déjà en cette fin de XIXe siècle, elle se cantonne encore au monde littéraire. Soudain, le Cantalien fait entendre une voix nouvelle dans le débat public : celle du scientifique. C’est d’ailleurs ce qu’il écrit dès le premier paragraphe de sa lettre ouverte : « ce que je pense, comme savant, de l’acte d’accusation porté contre le capitaine Dreyfus ».

Jeu parodique publié par l'hebdomadaire L'antijuif en 1899 : Zola occupe la case n°7, Duclaux la case n°8
Jeu parodique publié par l'hebdomadaire L'antijuif en 1899 : Zola occupe la case n°7, Duclaux la case n°8

Un tel engagement lui attire instantanément les foudres d’une grande partie de la société française, antisémite et antidreyfusarde, ainsi bien sûr que des élites politiques. Émile Duclaux, héros pastorien, prestigieux directeur de l’Institut Pasteur, décoré au plus haut grade de la légion d’honneur, choisit la fidélité à ses valeurs d’intégrité et d’humanisme.

Dans la foulée, il participe à la création de la Ligue des droits de l’homme, dont il devient le premier vice-président. Il témoigne au procès Zola avant d’être lui-même attaqué en justice par le ministère de la Guerre. La veille du procès que lui intente la république française, il reçoit encore la visite d’un chef d’État étranger à l’Institut Pasteur !

Inauguration de l'Institut Pasteur par le président Sadi Carnot en 1887 (d'après photo d'archive)
Inauguration de l'Institut Pasteur par le président Sadi Carnot en 1887 (d'après photo d'archive)

Degun es profèta en son país

Loin de Paris, dans la cité géraldienne, le combat dreyfusard de l’enfant du pays passe très mal auprès d’une population majoritairement catholique conservatrice. Émile Duclaux reçoit de plein fouet l’hostilité de ses compatriotes aurillacois, perd une partie de ses amis, et doit se retirer des associations auxquelles il participait. Parmi elles : l’association des anciens élèves du lycée d’Aurillac, futur lycée Émile Duclaux, association qu’il a pourtant lui-même fondée et qu’il préside !

120 ans après sa mort, Émile Duclaux reste étonnamment mal connu, dans un département qui accueille pourtant quelques fleurons internationaux de la microbiologie. En dehors de ces entreprises, qui reconnaissent volontiers l’héritage du savant aurillacois, bien peu connaissent son destin hors du commun. Sa mémoire étant célébrée à l’Institut Pasteur, à l’ESJ, à la LDH ou encore à la Maison Zola-Musée Dreyfus, Paris semble avoir mieux conservé le souvenir du Cantalien.

À la rencontre d'Émile Duclaux

IÉditions complète et abrégée de La vie de Émile Duclaux par Mary Robinson Duclaux, devant la Maison Zola-Musée Dreyfus
Éditions complète et abrégée de La vie de Émile Duclaux par Mary Robinson Duclaux, devant la Maison Zola-Musée Dreyfus

Pour s’approcher au plus intime du grand homme que fut Duclaux, je vous invite à découvrir sa biographie écrite par son épouse Mary Robinson Duclaux. Le livre, imprimé en 100 exemplaires non commercialisés en 1906, était devenu pratiquement introuvable, en dehors de quelques rares archives.

Heureusement, l’association Jeux de mots 15, que je préside, a pris l’initiative de rééditer cet ouvrage important :



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