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Le soir, avant de vous endormir, peut-être lisez-vous quelques pages de votre livre de chevet ? Quant à moi, pour faire de beaux rêves, je déplie une carte IGN, et je laisse mon imaginaire divaguer au gré des lignes de niveau. Mes bouquins favoris n’ont donc qu’une seule page ! Et pourtant, je n’en finis plus de les relire…
Déjà, du temps de mon enfance, je m’absorbais à cartographier mes mondes intérieurs avec des crayons de couleur. À mes yeux, ces dessins rendaient tangibles, voire réels, les territoires de mon imagination. Je pouvais les brandir fièrement à ma mère, comme une preuve que mes rêves étaient, en fait, réalité !
Et puis un jour, au collège, la documentaliste a mis entre mes mains un album de bande dessinée intitulé Le naufragé du A. Cette extraordinaire BD, œuvre du dessinateur Fred, m’a littéralement exalté. Le jeune héros, grand dadet auquel je m’identifiais sans peine, y entreprend un voyage onirique de lettre en lettre sur le mot « atlantique » de la carte du monde.
Avec Philémon, la tension métaphysique entre carte et territoire se trouvait mise en abyme, abolie par la puissance de l’imaginaire. Beaucoup plus récemment, j’ai assisté à une conférence d’Arthur Novat, fils de Pierre Novat, inventeur du « panoramisme ». L’artiste nous a relaté toute une vie d’effort, de recherche et de création pour dessiner le paysage sans le trahir. Par exemple, j’ai découvert comment il a réinventé la table d’orientation, dans une œuvre installée au sommet du Torraz, en Savoie.
Pour rendre compte de ce tiraillement métaphysique entre carte et territoire, je ne résiste pas au plaisir de citer deux extraits de Lewis Carroll, trouvés dans l’article Borges, Carroll et la carte au 1/1 de Gilles Palsky, publié dans l’OpenEdition Journals (article complet à lire ici).
« C’est une autre chose que nous avons apprise de votre Nation, » dit Mein Herr, « la cartographie. Mais nous l’avons menée beaucoup plus loin que vous. Selon vous, à quelle échelle une carte détaillée est-elle réellement utile ? »
« Environ six pouces pour un mile. »
« Six pouces seulement ! » s’exclama Mein Herr. « Nous sommes rapidement parvenus à six yards pour un mile. Et puis est venue l’idée la plus grandiose de toutes. En fait, nous avons réalisé une carte du pays, à l’échelle d’un mile pour un mile ! »
« L’avez-vous beaucoup utilisée ? » demandai-je.
« Elle n’a jamais été dépliée jusqu’à présent », dit Mein Herr. « Les fermiers ont protesté : ils ont dit qu’elle allait couvrir tout le pays et cacher le soleil ! Aussi nous utilisons maintenant le pays lui-même, comme sa propre carte, et je vous assure que cela convient presque aussi bien. »
Lewis Carroll, Sylvie and Bruno concluded, 1893
Et les marins, ravis, trouvèrent que c’était une carte qu’enfin ils pouvaient tous comprendre.
« De ce vieux Mercator, à quoi bon Pôle Nord, Tropiques, Équateurs, Zones et Méridiens ? » tonnait l’homme à la cloche ; et chacun de répondre : « ce sont conventions qui ne riment à rien !
Quels rébus que ces cartes, avec tous ces caps et ces îles ! Remercions le Capitaine de nous avoir à nous acheté la meilleure – qui est parfaitement et absolument vierge ! »
Lewis Carroll, La chasse au Snark, 1876
Puisque la carte n’est pas le territoire, laissons-la dessiner sous nos yeux toutes sortes de contrées fantastiques !
Mais bizarrement, lorsque j’ouvre une carte de randonnée au beau milieu du chemin, le tourbillon des symboles topographiques perd son pouvoir évocateur et sa force poétique. Confrontée au paysage grandeur nature, la carte de tous les mondes possibles se précipite soudainement dans le monde réel. Elle redevient, c’est le cas de le dire, très terre à terre.
Sur le terrain, le travail des cartographes se révèle dans sa formidable, pour ne pas dire prométhéenne, précision. Le site Internet de l’IGN est en dessous de la vérité lorsqu’il affirme que « les moindres sentiers, habitations, rivières, sources, grottes sont représentés ». L’ingénieur parisien semble définitivement en savoir davantage que le plus ancien du village.
Comment ? Ce fascinant foisonnement graphique ne serait donc qu’une austère base de données géographiques ? Et oui, la TOP 25 est tout à la fois dessin art brut et tableur Excel ! Si George Braque avait connu l’IGN, aurait-il soutenu que « peindre n’est pas dépeindre » ?
Écrire n'est pas décrire, peindre n'est pas dépeindre
Georges Braque
Cette dualité, je l’avoue, m’inspire et me réjouis, lorsque j’ouvre les plis de ces oeuvres absconses, que j’y pose mon index en fronçant un sourcil, et que j’annonce à la cantonade : « nous sommes ici » !
Avec le site aux-vallees-du-puy-mary.fr, je propose au promeneur curieux des itinéraires originaux, fruits de mes pérégrinations sur place. Dès le départ, la fourniture des fichiers GPX était donc une évidence. Pourtant, je me suis quand même interrogé : n’allaient-ils pas ôter au chemin une part de mystère essentielle ?
Alors oui, sûrement ces tracés GPS nous privent-ils de ce frisson si romantique de nous perdre en chemin… Mais il est également grisant de progresser sur la carte comme sur le territoire, dans le même vertige que Philémon. Merci Fred, et merci l’IGN !
Sans oublier Dora…