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La 4ème fête de la narse s’est tenue les 31 août et 1er septembre 2024 à Valuéjols. Et ce fut une bien jolie fête, combative et joyeuse, au beau milieu des espaces hypnotiques de la planèze de Saint-Flour. Un très grand bravo aux militantes et militants pour l’organisation parfaite de ce week-end !
Bonne truffade, bonne bière (non filtrée…), bonne musique, mais aussi des débats éclairants, et la présence de divers collectifs venus d’ailleurs pour apporter leur soutien et leurs idées : oui, vive la convergence des luttes ! Je suis reparti de cette fête rempli de joie autant que de questionnements. Mission accomplie, donc, pour cette belle association comptant désormais, c’est officiel, plus de 3000 adhérents.
Je n’entrerai pas dans les détails de cette lutte déjà longue et dont je ne maîtrise pas toutes les finesses. Pour plus d’informations, mieux vaut se renseigner à la source, c’est le cas de le dire, sur le site du Collectif pour la narse de Nouvialle.
Mais en deux mots, donc, il s’agit de lutter contre un projet de carrière, porté par la société Imerys, sur la narse de Nouvialle, vaste zone humide classée Natura 2000.
Imerys est une multinationale française, présente dans 39 pays, qui se définit sur son site Internet comme « leader mondial des spécialités minérales pour l’industrie ». En Auvergne, l’un de ses projets emblématiques concerne l’ouverture en 2028 d’une immense mine de lithium dans l’Allier.
La société Imerys est déjà présente à Murat, où elle exploite un gisement de diatomite et emploie environ 50 salariés, ce qui, bien évidemment, pèse assez lourd dans la balance. Le filon muratais touchant à sa fin, la stratégie d’Imerys vise à s’attaquer au sous-sol de la narse de Nouvialle, également riche de diatomite.
La diatomite est une roche composée presque entièrement d’algues unicellulaires fossilisées, les diatomées.
Les applications industrielles sont très nombreuses, la qualité de la diatomite cantalienne permettant notamment de mettre à profit ses pouvoirs filtrants au service de la production de vins, bières et huiles. Mais d’autres diatomites finissent en litière pour chats ou en tapis de salle de bain !
À noter : dans ce coin du Cantal, le brasseur local (Brasserie des Estives) ou l’huilerie locale (Le moulin d’Adèle) se passent parfaitement de filtration. Ces artisans, avec leurs excellents produits, démontrent que « la diatomite, c’est pas automatique » !
Pour reprendre les mots du site Internet du collectif, le mot « narse » vient de l’occitan « narso » signifiant « zone humide ». Et Nouvialle est un hameau situé à côté de cette narse, à mi-chemin entre Saint-Flour et les monts du Cantal. La narse de Nouvialle est une zone humide d’exception, représentant 400 ha de terres agricoles classées Natura 2000.
Outre qu’à l’heure actuelle, 33 agriculteurs dépendent de la narse pour le pâturage des troupeaux et pour la fauche, cet espace constitue un écosystème extrêmement précieux pour la faune sauvage et pour le maintien des ressources en eau sur le territoire. En ces temps de crise de la biodiversité et de pénuries d’eau, cela n’a rien d’anodin !
Geneviève Azam est économiste, maître de conférence et chercheuse à l’université Toulouse-Jean Jaurès, militante écologiste et altermondialiste au sein d’Attac France. Elle vient de publier, avec le collectif La voie est libre, un court essai intitulé « Il était une fois l’A69 » aux éditions Cairn).
Une partie importante (et passionnante) de la conférence s’est attachée à dresser une perspective historique aux luttes contemporaines qui traversent les campagnes. J’ai noté, entre autres :
On nous promet le progrès et l’emploi, mais ces promesses ne fonctionnent plus. Les habitants savent qu’elles sont devenues des menaces, d’où leur résistance.
Jusqu’à l’après-guerre, on ne parlait pas de développement. C’est le président Harry Truman qui a introduit ce terme dans un discours de 1949, en pointant du doigt le « sous-développement » des anciens pays coloniaux. Cette vision justifiait, aux yeux de Truman, de prolonger la « mission civilisatrice » de l’Occident (voir Wikipédia).
En France, sous l’impulsion du plan Marshall, les Trente Glorieuses ont aussi été la grande époque de la politique dite de remembrement. Des centaines de milliers de kilomètres de haies, fossés et chemins furent détruits, accusés de faire obstacle à la mécanisation intensive. Dans le même temps, le nombre d’agriculteurs était divisé par 10, et les paysans devenaient des exploitants (voir aussi Wikipédia).
J’ai favorisé le développement d’une agriculture productiviste, ce fut la plus grosse bêtise de ma vie.
Edgard Pisani, ministre de l'agriculture de 1961 à 1966, exprimant ses regrets dans son dernier livre : "Le vieil homme et la terre", 2014
Dans les années 1980, le remembrement a cédé sa place à une nouvelle rhétorique : celle du désenclavement. Mais la logique d’une véritable colonisation de l’intérieur reste la même : après les « sous-développés », voilà qu’on s’attaque aux « enclavés ».
Les territoires ruraux seraient soi-disant « vides ». Au contraire, pourtant : ils sont pleins de vie, et pleins de rêves ! Le désenclavement, comme dans le cas de l’A69, c’est détruire des espaces naturels vivants pour y installer des infrastructures matérielles inertes.
Pour conclure, Geneviève Azam a souligné combien, aujourd’hui, notre problème, c’est la subsistance, et pour commencer : l’eau. Nier cela, et détruire la narse, cela relève d’un obscurantisme.
La grille de lecture de la « colonisation de l’intérieur » n’est pas sans rappeler cet article de blog que j’ai publié à propos du travail de Clara Breteau, et dans lequel je cite, entre autres, le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire.
Lors des nombreux échanges avec le public qui ont suivi la conférence, j’ai appris que l’office de tourisme Hautes-Terres organisait, en partenariat avec Imerys, des visites de la carrière et de l’usine. L’ancienne carrière de Foufouilloux Nord, comblée en 2014 après des décennies d’excavation, s’est même muée en un véritable espace touristique, équipé d’un belvédère et de panneaux présentant le lieu comme un trésor écologique.
Que la collectivité soutienne et diffuse ces opérations de communication pour la multinationale minière n’est pas sans questionner. Le message est d’autant plus ambigu qu’en ce qui concerne la narse de Nouvialle, le directeur de l’usine Imerys à Murat reconnaît lui-même que l’impact écologique sera irréversible.
Pour Nouvialle, nous ne pourrons pas rendre une zone humide en l’état, mais nous pourrons par exemple créer un plan d’eau, à voir avec les partenaires.
François Gueidan, directeur d'Imerys à Murat, cité par le journal La Montagne, 3 février 2021
Cette troublante opération de « touristification » fait pleinement écho à ma dernière lecture en date : « Manuel de l’antitourisme », écrit par le sociologue Rodolphe Christin et publié en 2017 par les éditions Écosociété.
Ici, Rodolphe Christin s’attaque frontalement au tourisme en tant qu’industrie, et en l’occurrence, première industrie mondiale. Il dénonce la marchandisation touristique des espaces, des découvertes, des rencontres, avec de fâcheuses conséquences : uniformisation des expériences, mutation consumériste du voyage, impact environnemental catastrophique (à ce sujet, lire l’article IATA planète qui brûle).
Dans ce livre, quelque peu poil-à-gratter, les arguments claquent et les idées foisonnent. L’auteur assume sans complexes ses propres contradictions en tant qu’ancien professionnel du tourisme et touriste lui-même, évitant ainsi tout discours moralisateur ou donneur de leçon. Néanmoins, les punchlines se succèdent dans un tourbillon jubilatoire, au risque parfois de petites égratignures dans l’orgueil du lecteur !
Plutôt que d’entamer une longue analyse, contentons-nous de quelques citations… Celle-ci, par exemple, serait sûrement à méditer depuis les hauteurs du belvédère d’Imerys à Foufouilloux :
Que l'illusion ait remplacé la réalité, à l'heure de toutes les manipulations, semble ne poser de problème à personne. Or, là est justement le problème. Entre le réel et la fiction s'est installée une permanente contrebande. Le réel se met en spectacle, prenant la fiction comme référence ; la fiction simule la réalité jusqu'à l'occuper tout entière.
Manuel de l'antitourisme, page 58
À propos des aspirations, souvent très urbaines, à se ressourcer dans des espaces vierges, des contrées préservées, jusqu’au bout du monde :
Ce fantasme de virginité nous fait oublier que la nature des uns est la culture des autres. En nous répandant nombreux dans ces natures, nous heurtons, parfois à l'insu de tous, les cultures qui en dépendent pour vivre. Cette ruée même tranquille, au pas du marcheur, ne va pas sans incidences, allant à l'encontre de la "sauvagerie" rêvée des lieux.
Manuel de l'antitourisme, page 69
Et à propos de la pression écologique du tourisme :
Dans l'idéal, il vaudrait mieux se désengager, toutes affaires cessantes, de nos activités les plus destructrices. Il faudra bien, un jour, sortir de la société touristique pour faire cesser la touristification du monde.
Manuel de l'antitourisme, page 85
L’auteur suggère d’ailleurs une piste, qui fait écho à l’article de ce blog intitulé Et si on voyageait sur place ?
Paradoxalement, un monde hyper-balisé indique et dissimule à la fois. En effet, montrer quelque chose revient à occulter tout le reste. Or la véritable curiosité inspire des pas de côté qui conduisent à percer des secrets, les secrets de la vie banale qui deviennent extraordinaires à force de ne pas retenir l'attention des foules. Nos voyages pourraient se nourrir des interstices qui perdurent parmi les mailles du quotidien.
Manuel de l'antitourisme, page 96
Enfin, les conclusions de Rodolphe Christin ne sont pas sans rappeler les propos de Geneviève Azam, critiquant le modèle capitaliste occidental partout où il détruit les conditions de vie des populations :
Mais rassurons-nous : il est probable que le projet "civilisateur" de l'occidentalisation de la planète soit en train de faillir. Les défaites qu'il contenait en germe éclatent au grand jour. Il est même des Occidentaux pour se réjouir de cette faillite au nom d'un dialogue plus équilibré entre les peuples, au nom de la santé de la Terre et de la diversité humaine.
Manuel de l'antitourisme, page 98
Entre tourisme, consumérisme et extractivisme, il y aurait donc aussi convergence des luttes.
Le collectif pour la narse de Nouvialle se bat bien sûr pour la préservation de cette zone humide sur la planèze de Saint-Flour. Mais ce combat des habitants pour leur lieu de vie ouvre des questions bien plus vastes, qui nous interrogent toutes et tous. En ce sens, pour reprendre le slogan altermondialiste, il s’agit bien d’agir local, penser global.
1700 visiteurs pour la quatrième fête de la Narse, c’est un succès magnifique, preuve de l’adhésion que suscite cette lutte dans un territoire réputé peu enclin à la protestation.
Dans la bande dessinée de Nina Clavel publiée sur le site du collectif, un courlis cendré, oiseau emblématique de la narse, évoque la mobilisation serbe contre le mégaprojet de mine de lithium dans la zone rurale de Loznica. Là-bas, les manifestations impressionnent par leur ampleur. Et si, dans le Cantal, les cortèges s’étiraient aussi longuement sur nos routes de campagne Avec la skyline volcanique en arrière-plan, sûr que ça aurait de la gueule !