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En partant sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, je tenais beaucoup à la liberté de faire étape dès que mon corps le réclamait. J’ai donc choisi de porter ma tente sur le dos et de bivouaquer chaque soir. Trouver un coin discret pour dormir, faire ma toilette dans les WC publics, étendre mon linge parmi les buissons… tout cela m’était inédit. Très vite, dans l’environnement protégé du GR 65, j’ai pris goût à cette liberté, et le balisage rouge et blanc m’est apparu comme une nouvelle contrainte à dépasser : un appel à bifurquer.
Tous les marcheurs de la via podensis vous le diront : les rencontres, nombreuses et fraternelles, sont au cœur de « la magie du chemin ». Et c’est extrêmement vrai. Mais après quelques jours, grisé par la découverte d’une liberté inédite, je me suis senti enfermé dans cet itinéraire que l’on surnomme parfois « l’autoroute à pèlerins ». Un matin, dans un virage, j’ai dépassé une petite route partant tout droit vers le sud, et soudain, j’ai hésité. Et si je bifurquais ? Et si, sur ce chemin de Compostelle où tous parlent de lâcher prise, je décidais quant à moi de lâcher prise sur la destination ?
Dans le voyage, ce n'est pas la destination qui compte, mais le chemin parcouru.
Philippe Pollet-Villard
Je me suis aperçu que dans le mot « itinérance » on entendait aussi « errance » : itin-errance. Dès que j’ai trouvé un pèlerin à qui parler de cet appel à prendre la tangente, il m’a répondu : « Souvent, en discutant pendant qu’on marche, on rate une intersection, ce qui nous oblige à rebrousser chemin. Eh bien, la prochaine fois que ça t’arrive, si au lieu de faire demi-tour, tu continues tout droit, ça voudra dire que tu es prêt » !
Quelques jours plus tard, ce qui devait arriver arriva : j’ai égaré le balisage. Et à la croisée des chemins, j’ai choisi… de repartir en arrière ! Encore inquiet de l’inconnu, et encore attaché aux commodités du GR 65… Manifestement, je n’étais pas encore prêt.
C’est arrivé un dimanche, sur les berges du canal latéral à la Garonne, où j’avais décidé de passer la nuit. Au robinet de la halte fluviale, j’avais fait toilette et lessive, et en cette fin d’après-midi, assis sur un banc, j’attendais que le soleil se couche pour installer mon couchage. Soudain, une irrépressible envie de repartir s’est emparée de moi ! J’ai remis mes chaussures, rangé à la hâte mes vêtements mouillés dans le sac, et marché le long du chemin de halage. Quand, sur un pont, j’ai croisé le balisage du GR 65, et que je l'ai ignoré pour poursuivre droit devant moi, ce fut une intense jubilation !
Mais il se faisait tard, le soleil déclinait, alors j’ai suivi un panneau vers le camping municipal du coin. J’ai eu la sensation d’arriver dans un tout autre monde : un monde dépourvu de coquilles Saint-Jacques ! Un monde également dépourvu de cette connivence implicite qui relie tous les pèlerins et ne les laisse jamais seuls – un monde, donc, un peu plus angoissant… Pourtant, ma tente à peine montée, un campeur est venu m’inviter à sa table, deux autres se sont joints à nous, et ce fut une soirée magnifique.
Peu importe la suite de mes pérégrinations, entre doutes et hasards. Elles ont fait de mon voyage, sur les routes brûlantes d’Occitanie, une intense aventure intérieure, où peur et confiance négocient sans relâche. S’abandonner, ou reprendre le contrôle ? Telle est la question !
Un soir, j’ai rencontré un couple qui traversait la France en vélo, et nous avons bivouaqué ensemble. L’homme m’a confié : « Ah, l’errance, moi je l’ai bien connue lorsque je vivais à la rue ! Je sais qu’elle peut parfois être belle, mais aujourd’hui je la laisse aux autres ! »
La meilleure façon de ne pas se perdre, c'est de ne pas savoir où on va...
Jean-Jacques Schuhl
On a beau dire que « seul compte le chemin parcouru », il n’en demeure pas moins troublant de refermer la porte de chez soi, avec un gros sac sur le dos, sans aucune idée de la direction à prendre ! Mais c’est ainsi qu’un beau jour, passant sur le Pont Rouge, le projet de suivre la Jordanne jusqu’à sa source a émergé. Il n’y avait pas d’itinéraire, alors je l’ai inventé (voir le site aux-vallees-du-puy-mary.fr). Parti sans but, en route j’en avais trouvé un.
La destination, l’élan qu’elle suscite, l’espérance qu’elle produit, l’imaginaire qu’elle soulève, tout cela, ça compte bien sûr ! Mais chemin faisant, bien d’autres destinations peuvent s’offrir à nous. Ce qui compte, alors, c’est de se sentir libre de bifurquer.